Le Monde – Refonder une école française de pensée stratégique sur la Russie

 Collectif

Depuis plus d’un an et demi, la crise ukrainienne a mis en lumière le dynamisme des recompositions (géo)politiques dans l’espace postsoviétique : cette région du monde est en mouvement, et ce mouvement impacte directement l’espace européen. L’enjeu est loin d’être limité à l’avenir des marges orientales de l’Europe. La Russie et l’Europe partagent un même continent, et ne peuvent avoir des trajectoires historiques cloisonnées.

La crise ukrainienne – de la Crimée au Donbass – a également révélé à quel point le paysage stratégique français était polarisé sur la question. Non qu’il faille viser l’unanimité des points de vue. Mais on ne peut qu’être inquiet de la pauvreté relative du débat stratégique. Comme souvent concernant l’espace postsoviétique, seules les positions radicales aux deux extrêmes du spectre – la simple reproduction du discours du Kremlin, ou le renouveau d’une russophobie viscérale – se sont exprimées. Diabolisation et dénonciations ont laissé l’opinion publique, les médias et les cercles de décision politiques et économiques dans l’impasse intellectuelle et stratégique.

Cette situation est le résultat des nombreuses années durant lesquelles la Russie et les pays de l’ex-URSS ont été considérés comme les parents pauvres du débat stratégique français. L’État s’est largement désinvesti de son soutien à la production d’un savoir sur la région, accélérant la chute des études russes et eurasiennes dans les universités françaises, et siphonnant les fonds alloués à la connaissance des langues et contextes locaux. Dans les centres d’analyse stratégique, la zone Russie-Eurasie est devenue un secteur marginal, les jeunes esprits brillants étant invités à s’investir dans des sujets plus porteurs, ou n’arrivaient pas à accéder aux lieux de visibilité. Bien sûr, dans ce climat morose de désintérêt pour la région, quelques exceptions ont tenu bon et ont appris à gérer au mieux la rareté des fonds, de ressources humaines et de soutien administratif.

Il manque toutefois à la France une école de pensée globale structurée autour de trois grands enjeux :
– Faire dialoguer les spécialistes des questions de politique intérieure, d’identité et de culture avec ceux qui s’occupent du secteur économique et des politiques étrangères et de défense. On a vu à quel point la crise ukrainienne était au carrefour des questions intérieures et des questions internationales – et les guerres de mémoire en cours n’en sont qu’à leurs débuts.
– Favoriser le dialogue, courant dans le monde anglo-saxon mais absent en France, entre les think tanks et la recherche universitaire.
– Replacer les enjeux liés à la Russie dans un contexte global qui touche l’Europe de plein fouet : viennent à l’esprit, parmi bien d’autres, flux migratoires, désespérance sociale qui pousse à la radicalisation, nouvelles infrastructures transcontinentales chinoises, etc.

Sur la base d’un tel constat, il est temps de refonder une école française de pensée stratégique sur la Russie. Temps de faire tomber les clichés sur une Russie qui ne serait qu’un monstre froid avide d’expansion territoriale, ou à l’autre extrême, d’une Russie seule en mesure de sauver l’Europe de ses démons libéraux et transatlantiques. Temps d’avoir une vision proactive vis-à-vis de la Russie et de mettre en place de nouvelles plateformes où la recherche sur ce pays puisse s’élaborer en prenant en compte la profondeur historique, la dimension économique, les contextes locaux ou encore l’expression du pluralisme qui existe en Russie même. Temps que tous ceux qui contribuent à la prise de décision puissent s’appuyer sur des analyses objectives – qui intègrent aussi bien le long passé des relations franco-russes que les tensions et rivalités contemporaines – et soient libérés des différents lobbies qui se sont multipliés ces dernières années, et qui cherchent à influencer nos perceptions.

L’Allemagne vient de décider, en janvier 2015, de financer un nouvel institut d’étude entièrement dédié à la Russie et l’espace eurasiatique, doté d’un budget de 2,5 millions d’euros. La France aurait avantage à suivre cet exemple. Il ne s’agit pas de mettre en place une nouvelle institution qui viendrait s’ajouter aux autres mais de créer des synergies nouvelles dépassant les traditionnels blocages franco-français et les concurrences institutionnelles, ainsi que de générer des analyses collectives libérées de concepts trop chargés idéologiquement.

Il serait dommageable que Paris reste silencieux sur des enjeux qui touchent à l’avenir de l’Europe. De plus, une nouvelle école de pensée stratégique sur la Russie servira également de relais de la politique française d’influence globale au sein de l’Union européenne et dans le dialogue avec les États-Unis.
Une certitude demeure : la Russie sera encore là dans les prochaines décennies. Mieux la comprendre doit nous permettre d’anticiper les trajectoires stratégiques pour affirmer les intérêts de la France et de l’Europe dans cette aire géopolitique essentielle.

Mathieu Boulègue, associé pour le cabinet de conseil AESMA, Pôle Eurasie
Isabelle Facon, chercheur, Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS)
Kevin Limonier, chercheur, Institut Français de Géopolitique, Université Paris VIII
Marlène Laruelle, professeur, Elliott School of International Affairs, George Washington University
Jérôme Pasinetti, président du cabinet de conseil AESMA
Anaïs Marin, Marie Curie Fellow, Collegium Civitas, Varsovie
Jean Radvanyi, professeur des universités, INALCO
Jean-Robert Raviot, professeur, études russes et post-soviétiques, Université Paris Ouest Nanterre
David Teurtrie, chercheur associé au Centre de recherches Europe-Eurasie (CREE), INALCO
Julien Vercueil, maître de conférences de sciences économiques, INALCO
Henry Zipper de Fabiani, ancien ambassadeur de France

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